Joseph Bologne, Chevalier de Saint-George : Le Mozart noir réhabilité
- Erick Mormin
- Apr 28
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Par Erick MORMIN
Virtuose du violon, maître d’armes réputé invincible, compositeur de génie et officier révolutionnaire engagé, Joseph Bologne, chevalier de Saint-George, a traversé le XVIIIème siècle avec une énergie et un talent exceptionnels. Figure emblématique des Lumières et pionnier de l’émancipation, il a surmonté les préjugés de son époque par la force de son génie. Longtemps relégué aux marges de l’histoire, il renaît aujourd’hui dans la mémoire collective comme un symbole de résilience et d’excellence. Le 27 avril 2025, Paris a rendu un hommage solennel à cet homme hors du commun, incarnation vivante du triomphe du mérite sur les discriminations.
Un enfant des Antilles devenu légende
Né le 25 décembre 1745 à Baillif en Guadeloupe, Joseph Bologne est le fils de Georges de Bologne Saint-George, riche planteur français issu d’une famille noble, et de Nanon, une jeune esclave d’origine sénégalaise affranchie par son maître. Son père, reconnaissant les dons extraordinaires de l’enfant, brave les conventions de l’époque et l’emmène à Paris dès l’âge de sept ans pour lui offrir une éducation d’exception.
À treize ans, il intègre l’académie d’escrime du célèbre Nicolas Texier de La Boëssière, où il développe une technique révolutionnaire alliant vitesse, précision et élégance. À dix-sept ans, il devient champion incontesté de la capitale, capable de toucher les plus grands maîtres d’armes sans jamais être touché lui-même. Sa réputation d’invincibilité lui vaut le surnom de “l’indomptable Saint-George”. Le roi Louis XV, impressionné par ses talents, lui interdit même de participer à certains tournois pour préserver l’honneur des nobles de la cour.
En 1763, à seulement dix-huit ans, il est anobli et reçoit le titre de “Chevalier de Saint-George”, une distinction rarissime pour un homme de couleur dans la France d’Ancien Régime. Cette ascension fulgurante témoigne non seulement de ses qualités exceptionnelles, mais aussi de sa capacité à transcender les préjugés par la force du mérite.
Un prodige de la musique à Paris
Parallèlement à ses exploits d’escrimeur, Joseph Bologne révèle un talent musical prodigieux. Élève du compositeur italien Giuseppe Tartini, il maîtrise rapidement le violon avec une virtuosité stupéfiante. Son jeu, caractérisé par une technique impeccable et une sensibilité profonde, éblouit les cercles musicaux parisiens.
En 1769, il fait sensation lors de sa première apparition publique au Concert Spirituel, la plus prestigieuse institution musicale de l’époque. Deux ans plus tard, à seulement 26 ans, il est nommé directeur du Concert des Amateurs, un orchestre qu’il élève au rang des meilleurs d’Europe. Sa réputation de chef d’orchestre hors pair lui vaut ensuite la direction du Concert de la Loge Olympique, formation pour laquelle Joseph Haydn composera ses six “Symphonies parisiennes”.
En tant que compositeur, Saint-George laisse une œuvre considérable : 14 concertos pour violon, 8 symphonies concertantes, 6 opéras, de nombreuses sonates et quatuors à cordes. Son style, alliant la rigueur classique à une sensibilité préromantique, influence toute une génération de musiciens. La reine Marie-Antoinette, mélomane avertie, devient sa protectrice et joue régulièrement ses compositions lors des soirées musicales de Versailles.
Le jeune Wolfgang Amadeus Mozart, lors de son séjour parisien de 1778, aurait été profondément marqué par les innovations musicales de Saint-George. Certains musicologues suggèrent même que des éléments des concertos pour violon de Saint-George se retrouvent dans les œuvres ultérieures de Mozart. Cette influence réciproque entre les deux génies explique le surnom de “Mozart noir” qui lui sera attribué, bien que cette appellation réductrice occulte l’originalité fondamentale de son œuvre.
Le combattant de la liberté
L’engagement politique de Saint-George précède la Révolution française. Dès 1776, il manifeste son soutien à la cause américaine et fréquente les cercles abolitionnistes parisiens. Ami proche du philosophe Condorcet et membre de la Société des Amis des Noirs fondée en 1788, il milite activement pour l’émancipation des esclaves et l’égalité des droits.
Quand la Révolution éclate en 1789, Saint-George se range naturellement du côté des idéaux républicains. En septembre 1792, alors que la France révolutionnaire est menacée par les puissances européennes coalisées, il abandonne sa brillante carrière musicale pour s’engager dans l’armée. Avec l’autorisation du ministre de la Guerre, il crée la “Légion des Américains et du Midi”, premier régiment composé majoritairement de soldats de couleur, dont beaucoup sont d’anciens esclaves des colonies.
Nommé colonel, Saint-George se révèle un stratège militaire remarquable. Il participe à plusieurs campagnes décisives dans le Nord et l’Est de la France, notamment à la bataille de Valmy qui sauve la jeune République. Son régiment se distingue par sa bravoure et sa discipline, démentant les préjugés de l’époque sur l’infériorité supposée des hommes de couleur.
La période de la Terreur marque un tournant dans sa vie. En 1793, victime de rivalités politiques et de jalousies tenaces, il est injustement accusé de détournement de fonds militaires. Emprisonné pendant dix-huit mois dans la prison de Hondainville, il échappe de peu à la guillotine grâce au soutien de quelques fidèles et à la chute de Robespierre. Cette épreuve, loin de briser sa foi dans les idéaux révolutionnaires, renforce sa détermination à lutter contre toutes formes d’oppression.
L’ombre et la redécouverte
Après sa libération en 1795, Saint-George tente de reprendre sa carrière musicale, mais le contexte a radicalement changé. La société du Directoire, moins sensible aux arts que celle de l’Ancien Régime, ne lui offre plus le même soutien. Épuisé par les épreuves et malade, il s’éteint dans la solitude et le dénuement le 10 juin 1799, à l’âge de 53 ans.
L’avènement de Napoléon Bonaparte et le rétablissement de l’esclavage dans les colonies en 1802 précipitent l’effacement de sa mémoire. Ses partitions sont délibérément écartées des programmes officiels, ses exploits militaires minimisés dans les chroniques historiques. Ce processus d’effacement systématique s’intensifie tout au long du XIXe siècle, époque marquée par la montée des théories racialistes et coloniales.
Quelques biographes tentent bien de raviver son souvenir au cours du XXe siècle, notamment Roger de Beauvoir en 1840 et Alain Guédé en 1999, mais leurs travaux restent confidentiels. Les musicologues, focalisés sur le “canon classique” européen, négligent longtemps son œuvre musicale. Ses compositions, conservées dans quelques bibliothèques spécialisées, demeurent rarement jouées et encore moins enregistrées.
Le véritable tournant dans la redécouverte de Saint-George se produit au début du XXIe siècle, porté par plusieurs facteurs convergents : l’émergence des études postcoloniales, la volonté de diversifier le répertoire classique, et un intérêt renouvelé pour les figures “oubliées” de l’histoire. En 2001, le violoniste Jean-Jacques Kantorow enregistre l’intégrale de ses concertos pour violon, révélant au grand public la qualité exceptionnelle de ses compositions. En 2005, l’orchestre Le Concert de la Loge, reprenant le nom de la formation dirigée par Saint-George, se donne pour mission de faire revivre son répertoire.
Aux États-Unis, le Chevalier de Saint-George devient une figure emblématique du “Black Classical Movement”. Le film “Le Mozart noir” (2002) et la biographie “The Black Mozart” de Walter E. Smith (2013) contribuent à sa notoriété internationale. En 2020, la décision de Hollywood de produire un biopic sur sa vie avec l’acteur Kelvin Harrison Jr. consacre définitivement son entrée dans le panthéon des personnalités historiques d’importance mondiale.
L’événement du 27 avril 2025 : un hommage solennel et émouvant
Ce dimanche 27 avril 2025 à 18h, sous un ciel printanier, la Mairie du 6ème arrondissement de Paris a organisé une cérémonie d’envergure pour honorer la mémoire de Joseph Bologne. Dans le cadre prestigieux de la rue Saint-André-des-Arts, artère historique du Quartier Latin, une plaque commémorative en marbre blanc a été dévoilée au numéro 49, immeuble où le Chevalier résida de 1776 à 1785, période la plus féconde de sa création musicale.
La plaque, sobre et élégante, porte l’inscription : “ICI A VÉCU LE CHEVALIER DE SAINT-GEORGE JOSEPH DE BOLOGNE (BAILLIF - GUADELOUPE 1745 - PARIS 1799) COMPOSITEUR, VIOLONISTE, ESCRIMEUR, COLONEL DE LA LÉGION DES AMÉRICAINS ET DU MIDI”. Ce texte concis rappelle l’essentiel de son parcours exceptionnel et de ses multiples talents.
La cérémonie, présidée par les autorités municipales du 6ème arrondissement, a rassemblé un parterre exceptionnel : représentants de l’État dont Manuel Valls, ministre d’État, ministre des Outre-mer, élus locaux, personnalités culturelles et un public nombreux venu rendre hommage à cette figure historique longtemps oubliée. On notait également la présence de représentants d’associations mémorielles et de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage.
Le moment le plus émouvant fut le dévoilement de la plaque, accompagné par un quatuor à cordes interprétant une composition de Saint-George. Pour l’occasion, la Mairie avait installé des tentes blanches aux couleurs de l’arrondissement, créant un espace propice à cette célébration à la fois solennelle et populaire.
La partie musicale de la cérémonie a permis au public d’apprécier la beauté des compositions de Saint-George. Un ensemble de jeunes musiciens, placé sous les tentes de la Mairie du 6ème, a interprété plusieurs pièces du compositeur, tandis que le violoniste Romuald Grimbert-Barré, spécialiste reconnu de son œuvre, a offert une interprétation magistrale d’extraits de ses concertos pour violon. Le ténor guadeloupéen Elvis Miath a également participé à cet hommage musical, contribuant à faire revivre le génie artistique du Chevalier.
Un héritage pour notre temps
La redécouverte de Joseph Bologne s’inscrit dans un mouvement plus large de réévaluation critique de notre histoire culturelle. Au-delà de l’excellence musicale, son parcours illustre la complexité et la diversité de l’identité française depuis les Lumières. Ni victime passive, ni héros idéalisé, Saint-George incarne une forme d’universalisme concret, forgé dans les contradictions et les combats de son époque.
Aujourd’hui, son œuvre continue d’inspirer artistes et intellectuels. Plusieurs institutions perpétuent sa mémoire : le Conservatoire du 18ème arrondissement de Paris porte son nom depuis 2020, tandis que la Fondation Saint-George, créée en 2022, soutient les jeunes musiciens issus de la diversité. À Baillif, sa ville natale en Guadeloupe, un centre culturel international est en construction, destiné à devenir un lieu de référence pour l’étude de son œuvre et de son époque.
Un modèle pour notre temps
Plus qu’une simple curiosité historique, Joseph Bologne représente une figure inspirante pour notre société contemporaine. Son parcours démontre qu’il est possible de transcender les déterminismes sociaux et raciaux par le talent, la persévérance et l’engagement. Il nous rappelle que l’histoire française est tissée de multiples influences et que la richesse de notre patrimoine culturel réside précisément dans cette diversité.
La cérémonie du 27 avril 2025 ne marque pas l’aboutissement, mais bien le début d’une reconnaissance plus large. Comme l'ont rappelé les intervenants lors de la cérémonie, notre dette envers le Chevalier de Saint-George ne sera pleinement acquittée que lorsque ses compositions figureront au répertoire de tous nos orchestres, lorsque son nom sera enseigné dans nos écoles au même titre que ceux de Mozart ou de Haydn, et lorsque son exemple inspirera chaque enfant, quelle que soit son origine, à développer ses talents sans limites.
Dans un monde en quête de repères et de modèles authentiques, la figure de Joseph Bologne, Chevalier de Saint-George, offre un exemple rare de dignité, d’excellence et de courage. Sa vie nous enseigne que les véritables révolutions sont d’abord celles qui transforment les consciences et ouvrent de nouvelles possibilités à l’humanité tout entière.
Photos & vidéos © Evelyne


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