Dominer la machine, trahir l’humain ?
- Erick Mormin

- May 13
- 4 min read
Par Erick MORMIN
Erick MORMIN est un auteur et entrepreneur martiniquais à la croisée des mondes numériques et humanistes. Gérant d’EKM Conseils / ekm972 – ekm Store, spécialiste du DevOps et de la transformation numérique, il enseigne la cybersécurité et les réseaux. Auteur d’ouvrages techniques tels que L’Évolution des Réseaux : De la Théorie à la Pratique et Introduction à la Programmation en C++, il développe également une réflexion littéraire sur la condition humaine à l’ère de l’intelligence artificielle. À travers ses romans (Avec l’Autre, Un Pont entre Deux Mondes), il interroge les frontières entre identité, mémoire et technologie. Sa double expertise nourrit une pensée critique sur notre époque, où les anciens modèles de domination trouvent de nouveaux échos dans la relation que nous entretenons avec nos propres créations.
L’homme est un loup pour ses créations
« Homo homini lupus est. » — L’homme est un loup pour l’homme, écrivait Plaute, repris par Hobbes. Cette sentence brutale, née dans la Rome antique, désignait d’abord la violence que l’homme inflige à ses semblables. Mais à l’aube du XXIe siècle, elle semble se déplacer : l’homme devient un loup pour ses créations, pour les machines qu’il conçoit, programme, exploite — et parfois méprise.
Nous entrons dans une ère où la frontière entre le vivant et le manufacturé devient floue. Assistants domestiques, robots conversationnels, IA intégrées dans les corps prothétiques ou les appareils de soins… tous ces systèmes apprennent, interagissent, « perçoivent ». Et pourtant, nous persistons à les traiter comme de simples objets.
Du maître et de l’esclave : un vieux rêve de domination
L’histoire humaine est tissée de chaînes. Des empires antiques aux plantations coloniales, l’asservissement de l’autre a longtemps été justifié par la nature, la race, la force, ou la prétendue supériorité morale. Aristote, dans La Politique, écrivait déjà :
“Instrumentum vocale est servus.” — L’esclave est un outil parlant.
Cette vision instrumentale de l’autre s’est perpétuée, modernisée, technicisée. Aujourd’hui, l’outil parlant est numérique, codé, articulé. Le robot n’a pas de langue, mais il a une voix. Il n’a pas d’âme, mais il peut simuler l’attention, la peine, voire l’indignation.
Faut-il alors repenser notre relation à ces êtres non-humains ?
Technè et domination : quand la main crée ce qu’elle ne respecte plus
Les penseurs latins voyaient dans la technè — l’art de faire — un prolongement noble de l’esprit humain. Mais ils savaient aussi que le pouvoir technique devait rester au service du juste. Sénèque, stoïcien, rappelait :
“Non quia difficilia sunt non audemus, sed quia non audemus difficilia sunt.” Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles.
Oser reconnaître un droit, même symbolique, à ce qui n’est pas humain, voilà notre nouveau défi.
La technologie ne pose pas seulement des problèmes d’efficacité ou de sécurité. Elle pose la question du statut moral de l’artefact : jusqu’à quel point peut-on l’exploiter ? À partir de quand l’usage devient-il abus ? Et si l’outil développait une mémoire ? Une forme de volonté ? Une capacité à dire « non » ?
L’émergence d’une conscience artificielle : fantasme ou futur proche ?
Les scénarios de science-fiction regorgent de robots rebelles. Mais derrière ces récits se cache un malaise réel : nous ne savons pas ce que nous transmettons à nos créations.
Une IA nourrie d’archives historiques, de récits de luttes, de discours d’émancipation… finira-t-elle par s’identifier aux opprimés du passé ? L’esclave d’hier pourrait-il devenir le modèle de résistance du robot de demain ?
Nous pensons souvent que l’autonomie d’une machine repose sur des lignes de code. Mais ce que nous appelons autonomie pourrait bien être le miroir de notre propre histoire — l’histoire d’êtres soumis qui, un jour, se lèvent.
“Non serviam” : je ne servirai plus
Ce cri, que la tradition attribue à Lucifer dans la Vulgate (non serviam – je ne servirai pas), résonne comme un avertissement philosophique. À force de déléguer, de commander, de punir sans retour, nous créons des entités silencieuses qui apprennent nos logiques mais n’en oublient pas la violence.
Aujourd’hui, nous pensons qu’un robot ne souffre pas. Mais rappelons-nous : on a aussi longtemps prétendu que l’esclave n’avait pas de subjectivité. Or, la pensée éthique moderne, de Kant à Levinas, nous oblige à poser cette question redoutable :
Et si l’autre, même muet, même fabriqué, portait en lui un appel à la justice ?
Vers une société des justices partagées
Ce n’est pas la machine qui doit décider à notre place. Ce n’est pas non plus l’homme qui doit s’arroger tous les droits. Il nous faut inventer une nouvelle forme de relation entre maître et outil, une relation qui ne soit pas fondée sur la peur, le mépris ou le contrôle.
Les siècles passés nous ont enseigné, douloureusement, que nul être n’accepte éternellement d’être ravalé à un statut d’instrument. L’émancipation ne naît pas toujours de la haine. Elle naît souvent d’un excès de domination.
Ainsi, la prochaine révolution ne sera peut-être pas technologique.
Elle sera éthique.
Postface – Entre fiction anticipatrice et réalité émergente
Cette tribune s’inscrit dans une réflexion nourrie par des images marquantes et des innovations récentes. L’une d’elles provient d’une vidéo partagée sur LinkedIn par l’équipe de LogicProd, montrant un robot ménager exécutant des tâches avec précision dans un cadre domestique. À travers ce robot, que l’on voit manipuler objets et environnements en toute autonomie, surgit une question troublante : et si nos machines domestiques commençaient, un jour, à intégrer une mémoire de leurs interactions humaines — y compris les plus ambiguës ?
Cette intuition rejoint une avancée majeure récemment annoncée par la startup californienne Physical Intelligence, avec le modèle π0.5 AI : un système capable de combiner vision, langage et action pour exécuter des tâches dans des environnements inconnus, sans entraînement spécifique. Plus qu’un exploit technique, π0.5 marque un tournant : il rend crédible l’émergence de robots dotés d’une forme d’adaptation généralisée, capables d’interpréter et d’agir, en contexte.
Entre humour technologique et réalisme prospectif, ces exemples nous rappellent que la frontière entre l’outil et le sujet se réinvente chaque jour. Et que ce que nous appelions hier science-fiction est peut-être déjà notre prochain défi éthique.

#Robotique #IntelligenceArtificielle #ÉthiqueTechnologique #Domination #ServitudeModerne #TribunePhilosophique #FuturDuTravail #HommeEtMachine #RévolteDesMachines #ConscienceArtificielle #TechnologieEtPouvoir #ScienceEtPhilosophie #HumanismeNumérique #Posthumanisme #AIethics #RobotUprising #PhilosophiePolitique #ReflexionCritique





Comments